Le Theatre et le Mal

Citation:

Yehuda Moraly. 2024. “Le Theatre Et Le Mal ”. In Figures Du Mal . Paris: In Press.

Abstract:

Thérapie du Mal, son incarnation suprême, ou les deux à la fois : sous toutes ses formes, au cours de toute sa longue histoire, le Théâtre a toujours été lié au Mal. Dresser une liste de leurs rapports serait réécrire l’histoire du Théâtre universel.

Dès son origine grecque, les cérémonies effectuées en l’honneur de Dionysos, dieu de l’ivresse, de la folie, du désordre, semblent exalter le Mal et, en même temps, s’en débarrasser. Ces cérémonies théâtrales se composaient de quatre parties. Les trois premières racontaient une histoire empruntée aux mythes ancestraux. La quatrième partie, dont aucun texte n’a été conservé, parodiait, bafouait, inversait les trois premières parties. Et il me semble deviner que dans l’expérience théâtrale de ces fêtes données en l’honneur du dieu de l’ivresse, c’était cette partie, la carnavalesque, liée au chaos, qui était essentielle. On ne racontait les exploits héroïques, les transes prophétiques, les apparitions sacrées que, pour une fois dans l’année, en rire à la manière dont, dans ses comédies, Aristophane traîne dans la boue tout l’Olympe. Le public, les participants, voyant exposé le Mal sur scène, sortaient purgés de la cérémonie. Et, après une longue période où le Théâtre est interdit parce que l’Eglise, à la suite des Sages du Talmud, y voit l’incarnation même du Mal, le Théâtre, quand il renaît, se présente toujours comme une thérapie. Molière voudrait par ses comédies corriger les vices des hommes. Par le rire, il prétend dissiper les humeurs noires mieux que ne le font les médecins avec leurs clystères. Plus tard, le mélodrame oppose à un couple vertueux un personnage absolument mauvais dont l’élimination permet l’heureux dénouement. Formule dont l’efficacité se perpétue dans la plupart des produits imaginaires que nous consommons : s’identifiant au personnage positif, le spectateur vit, le temps de la pièce ou du film, la difficile ou cocasse victoire du Bien sur le Mal.

S’opposant à cette sorte d’Art digestif, qui ne résout rien de véritable, Brecht et ses successeurs apprennent aux spectateurs à se libérer d’une mauvaise image sociale. Le Théâtre devient pédagogie, traque l’injustice et les malformations sociales.

Si nous nous tournons vers l’Orient, là aussi le Théâtre fonctionne comme une thérapie du Mal. Dans le Théâtre Nô, le Shite, protagoniste du Nô est souvent une âme errante, qui ne parvient pas à gagner les sphères supérieures et à se détacher du monde. Elle se délivre des derniers liens qui la rattachaient ici-bas par une danse thérapeutique réactivant les circonstances de la mort, souvent violente, suicide ou assassinat. Revivre par la danse les circonstances de la mort lui permet d’accéder à la paix. En Inde, le Kathakali, tout au long de la nuit de théâtre pendant laquelle se déroule la cérémonie, présente le spectacle du triomphe des forces positives sur les forces négatives venues du Royaume infernal pour danser et livrer de longues batailles.